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IL s’assit sur l’herbe pour reprendre son souffle. Et si son cœur de soixante-six ans, songea-t-il, était incapable de résister à tant d’émotions ? Quelle ironie du sort ! Mort en arrivant… Il n’y aurait plus qu’à l’enterrer et à graver sur sa tombe : AU TERRIEN INCONNU.
Peu à peu, il retrouva son moral ; il eut même un rire étranglé en se mettant debout. Avec un regain d’assurance et de courage, il inspecta les lieux. L’atmosphère était agréable. La température, estima-t-il, était légèrement supérieure à vingt degrés. L’air était chargé d’effluves étranges et odorants, un peu fruités. De toute part s’élevaient des chants d’oiseaux (il espérait, du moins, que c’était bien des oiseaux !). Il perçut une sorte de grondement lointain mais n’en éprouva nul effroi. Sans raison, il avait la conviction que c’était simplement le fracas assourdi du ressac. La lune à son plein était énorme : son diamètre apparent était deux fois et demie celui de la lune qu’il avait connue. Quant au ciel, il avait perdu l’éclat vert qui était le sien pendant le jour et il était maintenant aussi noir que les cieux nocturnes du monde que Wolff avait quitté. Une multitude d’étoiles géantes fusaient dans tous les sens. Leur mouvement était si rapide que Wolff en avait le vertige. L’une d’elles se dirigeait vers lui, de plus en plus grosse, de plus en plus brillante ; elle passa à quelques dizaines de centimètres de sa tête. À la lueur de son sillage orangé, il distingua quatre longues ailes elliptiques, des pattes filiformes, et il eut la vision fugitive d’une tête surmontée d’antennes. Une sorte de luciole d’au moins trois mètres d’envergure.
Un instant, il fixa son regard sur le spectacle des mouvantes constellations qui dérivaient, se dilataient et se contractaient sans cesse, et il finit par s’y habituer. Puis il se demanda quelle direction prendre et ce fut la rumeur du ressac qui le décida. La grève serait un point de départ net et précis ; ensuite, il pourrait aller n’importe où. Il se mit en marche, lentement, prudemment, s’arrêtant fréquemment pour prêter l’oreille à la nuit et scruter les ténèbres.
Quelque chose émit un grondement profond tout près de lui et, s’efforçant de respirer le plus silencieusement possible ; il s’aplatit dans l’ombre d’un épais buisson. Il y eut un froissement de feuilles. Une branche craqua. Il leva légèrement la tête, juste ce qu’il fallait pour voir dans le clair de lune qui baignait la clairière la haute silhouette d’une créature bipède, noire et velue, qui passa d’une allure traînante à quelques mètres de lui.
Elle s’immobilisa brusquement et le cœur de Wolff manqua un battement. Il distingua le profil d’un gorille dont la tête oscillait d’avant en arrière. Mais ce n’était pas un gorille. Pas un gorille terrestre, en tout cas. Son pelage n’était pas d’une couleur uniforme : il était composé d’une succession de larges bandes noires et d’étroites bandes blanches qui faisaient des zigzags autour de son corps et de ses membres. Les bras de la bête étaient beaucoup plus courts que ceux de ses homologues terrestres et ses jambes plus longues et plus droites. Enfin, le front était haut avec une visière orbitale fortement prononcée.
La brute émit un murmure. Ce n’était ni la plainte ni le cri d’un animal mais des syllabes clairement modulées. Le gorille n’était pas seul. À la lueur glauque de la lune, Wolff discerna un fragment de peau nue, la peau d’une femme qui marchait à côté de la bête dont le bras droit lui cachait les épaules.
Wolff ne pouvait voir son visage. Il distingua cependant le galbe de deux longues jambes fuselées, l’arrondi des fesses, la courbe d’un avant-bras et une luxuriante chevelure brune.
Elle parla au gorille, et sa voix était comme le son de clochettes d’argent. L’animal lui répondit. Puis tous deux s’enfoncèrent dans l’obscurité de la jungle.
Wolff ne se releva pas tout de suite : il était trop bouleversé.
Quand il fut parvenu à se remettre debout, il reprit sa route à travers la végétation. Celle-ci était loin d’être aussi dense que celle d’une jungle terrestre. Les buissons étaient largement espacés et, si l’environnement n’avait pas été à ce point exotique, le mot de « jungle » ne serait même pas venu à l’esprit de Wolff. Le paysage évoquait plutôt un parc. L’herbe était douce et si courte qu’on aurait pu penser qu’elle avait été fraîchement tondue.
À peine Wolff eut-il fait quelques pas qu’une bête détala devant lui en grondant et il sursauta. Avant qu’elle disparût, il eut le temps d’entrevoir des andouillers rougeâtres, un museau blanc, d’énormes yeux pâles et une robe mouchetée. Il poursuivit son chemin mais, au bout d’un instant, entendant des pas derrière lui, il se retourna : c’était le même cervidé. L’animal, se rendant compte qu’il avait été découvert, s’approcha lentement, enfonça son mufle humide dans le creux de la main tendue de l’homme et se frotta contre lui en ronronnant. Wolff faillit perdre l’équilibre car la bête devait peser plus de deux cents kilos. S’arc-boutant, il lui gratta le crâne derrière ses oreilles arrondies, lui flatta le museau et le thorax. Le cervidé le lécha d’abondance. Sa langue était longue et rugueuse comme celle d’un lion. Finalement, il se lassa de ces démonstrations de tendresse, au vif soulagement de Wolff, et s’éclipsa aussi vivement qu’il était apparu.
Cette rencontre encouragea Robert. Une bête se montrerait-elle aussi affectueuse envers un être totalement étranger si la présence de carnivores ou de chasseurs était à redouter ?
La rumeur du ressac se faisait plus intense et, dix minutes plus tard, il atteignit la grève. Là, il s’accroupit au pied d’un grand palmier et examina le paysage baigné de clair de lune. Le sable était blanc et très fin – il s’en assura en le palpant. La plage s’étendait à perte de vue. Elle avait environ deux cents mètres de large. De loin en loin brillaient des feux autour desquels gambadaient des silhouettes. Leurs cris et leurs rires, bien qu’assourdis par la distance, confirmèrent Robert dans son impression qu’il s’agissait bien d’êtres humains – d’hommes et de femmes.
Comme il tournait la tête, il distingua deux formes qui se tenaient presque dans l’eau et cette vue lui coupa le souffle. Ce n’était pas les ébats de ces personnages qui le stupéfiaient ainsi mais leur académie. Jusqu’à la taille, ils étaient parfaitement humains mais, au lieu de jambes, ils étaient dotés d’une queue de poisson qui allait s’effilant à partir du bassin.
Il ne put lutter contre la curiosité. Il dissimula sa trompe au milieu des herbes duveteuses et s’avança en rampant le long de l’orée de la jungle. Quand il fut en face du couple, il s’arrêta pour l’observer. À présent, le mâle et la femelle, allongés côte à côte, étaient en train de bavarder. Ils étaient incapables de le rattraper sur la terre ferme et n’avaient pas d’armes. Il pouvait donc s’approcher. Ils pourraient même avoir une attitude amicale.
Il fit halte à une dizaine de mètres d’eux pour les examiner de plus près. Peut-être étaient-ce des sirènes ; en tout cas, ils n’étaient pas véritablement pisciformes. Leur nageoire caudale était située sur un plan horizontal, contrairement à celle des poissons qui est verticale, et leur longue queue était apparemment dépourvue d’écailles : une peau lisse et brune recouvrait totalement leur corps hybride.
Il toussa. Tous deux levèrent la tête et poussèrent un cri. Dans un mouvement si rapide que Wolff ne perçut qu’une sorte de tourbillon confus, le mâle et la femelle se dressèrent sur leur queue et, en un clin d’œil, ils plongèrent dans les vagues. Un rayon de lune accrocha un instant la masse sombre d’une tête et une nageoire affleurant à la surface.
L’écume bruissante léchait le sable blanc de la plage. La lune flottait dans le ciel, immense et verte. Le vent du large caressait le visage en sueur de Wolff. Des cris étranges s’élevaient de l’ombre. De la plage venaient des échos de plaisir, de jouissance.
Wolff était perdu dans ses pensées. Les mots qu’avaient échangés la sirène et le triton – comme les paroles du « zèbrille » (ainsi avait-il baptisé le gorille au pelage rayé) et de la femme – avaient quelque chose de familier. Il ne les avait pas identifiés mais leur sonorité et leur modulation éveillaient en lui un vague souvenir. Mais le souvenir de quoi ? Il était certain de n’avoir jamais entendu parler cette langue. Avait-elle une analogie avec tel ou tel idiome de la Terre qu’il aurait pu entendre une fois en disque ou dans un film ?
Une main s’abattit sur son épaule, le souleva de terre, le fit pivoter, et il se trouva nez à nez avec un zèbrille au faciès bestial, aux arcades sourcilières proéminentes et dont l’haleine fleurait l’alcool. L’animal dit quelque chose et une femme émergea des buissons. Elle s’approcha à pas lents et, en d’autres circonstances, Robert aurait eu le souffle coupé à la vue de la splendeur de ce corps et de la radieuse beauté de ce visage. Malheureusement, c’était pour une tout autre raison qu’il éprouvait pour le moment quelques difficultés à respirer. Le gigantesque primate pouvait le précipiter dans la mer d’un seul geste. À moins que cette main colossale ne se referme, écrasant la chair et broyant les os.
La femme parla et le zèbrille lui répondit. Wolff saisit alors quelques mots. Le langage s’apparentait au grec préhomérique, au mycénien.
Il ne se lança pas immédiatement dans un discours afin d’assurer à l’étrange couple qu’il était inoffensif et que ses intentions étaient pures. D’abord parce qu’il était trop abasourdi pour être capable de réfléchir de manière cohérente. Et aussi parce que, par la force des choses, la connaissance qu’il avait du grec de cette période, si voisin soit-il du iono-éolien d’Homère, était limitée. Finalement, il parvint à proférer quelques phrases de bric et de broc, se souciant moins du sens de ce qu’il disait que de la nécessité de faire comprendre à ses interlocuteurs qu’ils n’avaient rien à craindre de lui. En l’entendant, le zèbrille prononça quelques paroles à l’adresse de la jeune fille et lâcha Robert qui poussa un soupir de soulagement en sentant à nouveau le sol sous ses pieds, soupir suivi d’une grimace de douleur car il avait l’épaule meurtrie. L’énorme main de la bête recelait une force formidable. Abstraction faite de sa taille et des poils qui la couvraient, elle était en tout point humaine.
La femme se mit à tirailler la chemise de Wolff avec une expression vaguement dégoûtée. Il ne devait découvrir que plus tard qu’il suscitait sa répulsion car c’était la première fois qu’elle voyait un vieillard adipeux. De plus les vêtements de cet inconnu l’intriguaient. Elle s’entêtait à tirer sur la chemise de Wolff qui, craignant qu’elle ne demande au zèbrille de l’arracher, préféra l’ôter lui-même. La fille l’examina avec curiosité, le flaira et fit « Ugh ! » avec un geste autoritaire.
Wolff eût aimé ne pas comprendre, mais il estima qu’il valait mieux obéir. Il n’y avait pas de raison de décevoir son interlocuteur, voire de mettre le zèbrille en colère : il se déshabilla et attendit de nouveaux ordres.
La fille éclata alors d’un rire strident tandis que le primate poussait une sorte d’aboiement en se tapant sur la cuisse. C’était comme le bruit d’une hache fendant une bille de bois. Puis tous deux se prirent par le bras et, sans cesser de rire comme des hystériques, s’éloignèrent en direction de la plage, la démarche mal assurée.
Wolff, furieux, mortifié et tout penaud, mais cependant heureux de s’en être tiré à si bon compte, remit son pantalon, ramassa ses sous-vêtements, ses chaussettes, ses chaussures et regagna la jungle. Après avoir récupéré la trompe, il se laissa tomber sur le sol et tenta de réfléchir à ce qu’il devait faire. Finalement, il s’endormit.
Quand il se réveilla, c’était le matin. Il était courbaturé… il avait faim et soif.
Il y avait une grande animation sur la plage. Il remarqua plusieurs grosses otaries à l’éclatante livrée orange qui faisaient des culbutes en se précipitant à la poursuite de globes couleur d’ambre que leur lançaient sirènes et tritons. Un personnage dont le front s’ornait de cornes de bélier, muni de pattes velues et d’une courte queue de bouc, pourchassait une femme qui ressemblait fort à la compagne du zèbrille. Toutefois, elle était blonde. Le faune l’atteignit et elle se laissa tomber en riant. Ce qui se passa alors démontra à Wolff que ces créatures étaient aussi innocentes, aussi étrangères à la notion de péché et aussi dépourvues d’inhibitions qu’Adam et Ève avaient dû l’être au Paradis terrestre.
Le spectacle était plus qu’intéressant mais la vue d’une sirène en train de manger ramena Wolff à des préoccupations différentes et plus tyranniques. D’une main, elle tenait un fruit jaune de forme ovale et, de l’autre, une espèce d’hémisphère qui avait tout l’air d’être une noix de coco. À peu de distance, une faunesse cornue, accroupie devant un feu, faisait griller un poisson embroché au bout d’un bâton. Wolff huma et sentit l’eau lui venir à la bouche.
D’abord, il fallait qu’il boive. Comme il n’y avait rien d’autre que l’océan pour s’abreuver, il se dirigea vers la grève.
Son apparition fut accueillie comme il le prévoyait : elle déclencha un mouvement de surprise, de recul et, jusqu’à un certain point, d’appréhension. Tous ces êtres suspendirent les activités auxquelles ils se livraient et le regardèrent, bouche bée, battant en retraite devant lui. Quelques mâles ne lâchèrent pas pied mais ils se tenaient manifestement prêts à détaler pour peu qu’il fit « Hou ! hou ! » Mais Wolff n’avait nulle envie de les défier car les plus malingres pouvaient aisément avoir raison de son corps âgé et las.
Il entra dans l’eau jusqu’à la ceinture et la goûta. Il avait vu certains des êtres en boire et il espérait que sa saveur serait acceptable. Elle se révéla pure et fraîche, avec un goût qu’il n’avait encore jamais rencontré. Désaltéré, il eut la sensation d’avoir subi une transfusion de sang juvénile. Puis il repartit vers la jungle. Les autres s’étaient remis à manger et à se divertir. Ils le suivirent hardiment des yeux mais nul ne lui adressa la parole. Il leur sourit, s’aperçut que cela semblait les effrayer et n’insista pas. Dès qu’il fut dans la forêt, il se mit en quête de fruits et de noix semblables à ceux qu’avait mangés la sirène et il en trouva. Le fruit jaune avait la saveur de la tarte aux pêches, quant à la pseudo-noix de coco, sa pulpe ressemblait à un mélange de viande de bœuf très tendre et d’amandes pilées.
Après s’être ainsi restauré, une seule chose lui manquait : il mourait d’envie de fumer une bonne pipe. Malheureusement, le tabac était apparemment une denrée inconnue dans cet Éden.
Il passa les jours suivants à errer dans la jungle ou à paresser au bord de l’océan. La population locale s’était maintenant habituée à sa présence. Des rires fusaient même lorsqu’il apparaissait le matin sur la plage. Une fois, un groupe d’hommes et de femmes se jetèrent sur lui et le dévêtirent en manifestant une bruyante hilarité. Robert se lança à la poursuite de la femme qui s’était emparé de son pantalon mais elle le distança et disparut dans les fourrés. Quand elle revint, elle avait les mains vides. À présent, il était capable de se faire comprendre à condition d’articuler lentement. Après tant d’années consacrées à l’enseignement et à l’étude, il disposait d’un vaste vocabulaire grec ; il n’y avait plus qu’un problème d’accent et d’acquisition d’un certain nombre de mots qui ne figuraient pas dans son dictionnaire classique.
« Pourquoi as-tu fait cela ? » demanda-t-il à la gracieuse nymphe aux yeux noirs.
« Je voulais savoir ce que tu cachais sous ces affreux chiffons. Nu, tu es laid. Mais ces horribles choses que tu portes te rendent encore plus laid.
— Obscène ? » suggéra Wolff. Mais la nymphe ne parut pas comprendre ce terme.
Il haussa les épaules et songea : Quand tu es à Rome… Mais cela ressemblait moins à Rome qu’au Jardin d’Éden. Le jour comme la nuit, la température était agréable et elle ne variait que de quelques degrés. La nourriture était abondante et diverse, la servitude du travail n’existait pas, il n’y avait pas à payer de loyer, pas de conflits politiques, pas de tensions sinon le besoin sexuel qui trouvait aisément un exutoire, pas d’hostilité d’ordre national ou racial. Il n’y avait pas de factures à régler. Mais était-ce tellement certain ? On n’a rien sans rien : telle était la règle d’or de la Terre. En allait-il de même ici ? Quelqu’un ne devait-il pas quand même régler la note ?
Il dormait sur un matelas d’herbe au fond d’un arbre creux. Il y avait des milliers d’anfractuosités semblables : c’était une essence particulière qui fournissait ce confort naturel. Mais il ne faisait pas la grasse matinée. Parfois, il se levait un peu avant l’aube pour voir arriver le soleil. Arriver était le mot propre car on ne pouvait, en l’occurrence parler de son lever. Le rivage opposé de la mer était bordé par une gigantesque chaîne montagneuse, si étendue qu’on n’en distinguait pas la fin. Le soleil commençait sa course au-delà de cette muraille et il était déjà haut dans le ciel vert lorsqu’il surgissait. Il poursuivait sa trajectoire pour disparaître brutalement en passant de l’autre côté du massif.
Une heure plus tard, c’était la lune qui lui succédait, parcourant le même chemin à la même hauteur. Chaque nuit, il pleuvait pendant une heure. Une pluie drue qui réveillait Wolff car l’air devenait un peu plus frais. Il se pelotonnait alors frileusement au milieu du feuillage et, grelottant, essayait de se rendormir.
Les nuits lui étaient de plus en plus pénibles à supporter. Il pensait à son univers, à ses amis, à son travail et à ses joies. Il pensait aussi à sa femme. Que faisait-elle, maintenant ? Sans aucun doute, elle le pleurait. Certes, elle avait été acariâtre et amère plus souvent qu’à son tour, mais elle l’aimait. La disparition de son mari avait dû être pour elle un choc et une perte. Néanmoins, elle ne serait pas dans le besoin. Elle avait toujours exige qu’il soit couvert par une assurance complète et c’avait été là le sujet de maintes querelles. Un beau jour, il songea que Brenda ne toucherait pas un sou avant longtemps car la compagnie réclamerait la preuve de sa mort. Toutefois, même si elle devait attendre le délai impose pat la loi pour que son époux fût considéré comme décédé, elle aurait de quoi vivre grâce à la Sécurité Sociale. Cela impliquerait une diminution de son niveau de vie mais sa pension serait malgré tout suffisante pour lui permettre de subvenir à ses besoins.
Car il n’avait nulle intention de revenir. Il retrouvait sa jeunesse. Il avait beau manger son content, il perdait du poids, ses muscles durcissaient et se tonifiaient. Il avait l’impression d’avoir des ressorts dans les jambes et il débordait d’une joie oubliée, la joie de l’adolescence dont il avait perdu le souvenir. Au matin du septième jour, se grattant le crâne, il s’était aperçu que ses cheveux recommençaient à pousser. Et au matin du dixième jour, il se réveilla les gencives douloureuses. Il palpa la chair gonflée, se demandant s’il n’allait pas être malade. Il ne se rappelait plus que cela existait, la maladie ! Depuis son arrivée, il était dans une forme parfaite et jamais les « gens de la plage », comme il les appelait, ne paraissaient souffrir du moindre malaise.
Ses gencives continuèrent de le faire souffrir pendant une semaine et il se décida à boire le suc fermenté de la « noix à punch ». Ce fruit poussait en abondance tout en haut d’un arbre élancé aux courtes et fragiles branches : mauves portant des feuilles jaunes en forme de pipes. Quand on fendait son écorce coriace à l’aide d’une pierre tranchante, il en émanait une odeur fruitée de punch. Le liquide ressemblait à du gin tonic agrémenté d’un trait de sherry et cela vous secouait comme une rasade de tequila. La liqueur naturelle eut d’heureux effets : elle agit comme un baume sur les gencives douloureuses de Wolff et apaisa du même coup l’irritation que la souffrance faisait naître en lui.
Neuf jours après ce triste réveil, dix petites dents blanches et dures commencèrent à pointer. Mieux encore : un sédiment d’ivoire se mit à recouvrir ses dents aurifiées. Et une épaisse toison brune remplaçait maintenant sa calvitie.
Ce n’était pas tout. À force de nager et de courir, sa graisse fondait. Ses veines saillantes de vieillard avaient battu en retraite sous l’assaut de la chair drue et lisse qui les avait noyées. Il pouvait faire de longues courses sans perdre haleine, sans avoir l’impression que son cœur était sur le point d’éclater. Tout cela l’émerveillait mais ne l’empêchait pas de se poser bien des questions, bien des pourquoi et bien des comment.
Il interrogea les gens de la plage sur leur jeunesse apparemment universelle et n’obtint qu’une seule et même réponse : « C’est la volonté du Seigneur. »
Tout d’abord, il pensa que ses interlocuteurs faisaient allusion à leur Créateur, ce dont il conçut quelque étonnement car, de prime abord, ce peuple ne paraissait pas religieux. En tout cas, il ne semblait avoir ni attitude fidéiste, ni rites, ni sacrements organisés.
« Qui est ce Seigneur ? » voulut-il savoir, se disant qu’il avait peut-être mal interprété le mot employé (wanaks), que ce vocable pouvait avoir une signification légèrement différente de celle que lui donnait la littérature homérique.
Ipsewas le zèbrille, qui était la plus intelligente de toutes les créatures que Wolff avait rencontrées jusqu’ici, lui répondit alors : « Il réside au-dessus du monde, par-delà Okeanos », en tendant le bras vers la chaîne de montagnes qui se profilait à l’horizon. « Le Seigneur habite dans un palais splendide et inexpugnable. C’est lui qui a fait ce monde et c’est lui qui nous a faits. Il descendait souvent pour se divertir avec nous, naguère. Nous faisons ce que dit le Seigneur et nous nous réjouissons avec lui. Mais nous avons toujours peur. S’il se fâche ou s’il est mécontent, il peut nous tuer. Ou pire encore. »
Wolff sourit et acquiesça du chef. Ainsi, Ipsewas et ses semblables n’avaient pas d’explications plus rationnelles à offrir quant à leurs origines ou à la mécanique de leur univers que celles des habitants de la Terre. Toutefois, les gens de la plage possédaient un avantage sur les Terriens : l’unanimité de pensée. Tous ceux auxquels il posait la question lui donnaient la même réponse que le zèbrille :
« C’est la volonté du Seigneur. Il a fait le monde, il nous a faits.
— Comment le savez-vous ? »
Wolff n’espérait pas qu’on lui réponde mieux qu’on ne répondait sur Terre à cette autre question. Mais la réponse qu’il obtint le surprit :
« Oh ! » fit une sirène du nom de Païawa, « le Seigneur nous l’a dit. D’ailleurs, ma mère me l’a dit, elle aussi. Et elle devait le savoir. Le Seigneur a modelé son corps et elle s’en souvient, bien que cela remonte loin, très loin.
« Vraiment ? » Wolff se demandait si Païawa ne se moquait pas de lui et il songeait qu’il ne serait pas facile de lui rendre la monnaie de sa pièce. « Où donc se trouve ta mère ? J’aimerais lui parler. » La sirène tendit le bras en direction de l’est. « Quelque part par-là. »
Cela pouvait aussi bien vouloir dire quelques milliers de kilomètres. Il n’avait pas la moindre idée de l’étendue de la plage. « Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue », ajouta Païawa. « Combien de temps ? »
La sirène plissa son front ravissant et se mordilla les lèvres. Elle est à croquer, se dit Wolff. Et ce corps ! Son renouveau de jeunesse le rendait particulièrement sensible aux réalités de la chair. Païawa sourit. « Il semble que je t’intéresse. Non ? » Il rougit et fut tenté de rompre l’entretien. Mais il voulait que la sirène réponde. Il répéta sa question : « Depuis combien d’années ne l’as-tu pas revue ? »
Païawa demeura muette : le mot « année » était étranger à son vocabulaire.
Haussant les épaules, Wolff s’éloigna à grands pas et disparut derrière le rideau de végétation aux couleurs crues qui bordait la plage. Païawa le rappela, d’abord d’une voix espiègle, puis sur un ton rageur lorsqu’elle eut compris qu’il ne rebrousserait pas chemin. Elle lança quelques appréciations peu flatteuses concernant la virilité de Wolff comparée à celle des autres représentants du sexe fort. Il s’abstint de répliquer : c’eût été contraire à sa dignité. Et, d’ailleurs, ce qu’elle disait était vrai. Bien que son corps fût en train de recouvrer rapidement jeunesse et vigueur, il faisait encore piètre figure à côté des académies d’une virilité quasiment idéale qu’il côtoyait.
Chassant ces pensées, il se contraignit à réfléchir à l’histoire que lui avait racontée Païawa. S’il parvenait à retrouver sa mère ou une des contemporaines de sa mère, peut-être en apprendrait-il plus long sur le compte du Seigneur. Il ne doutait pas que le récit de la sirène fût vrai. Sur Terre, il eût été invraisemblable, mais ces gens-là ne savaient pas ce qu’était le mensonge. La fiction leur était inconnue. Une telle sincérité avait ses avantages mais elle était aussi révélatrice de leur manque d’imagination et de leur manque d’humour. Ils n’étaient pas spirituels. Bien sûr, ils riaient souvent aux éclats mais c’était pour des raisons insignifiantes. Leur sens du comique n’allait pas au-delà de la pantalonnade et de la grosse plaisanterie.
Il jura car il avait du mal à s’en tenir à cette ligne de réflexion. Plus les jours passaient et plus il lui était ardu de se concentrer. À quoi donc pensait-il avant de se laisser aller à divaguer sur ses difficultés à s’adapter à la société au sein de laquelle il se trouvait ? Ah, oui ! La mère de Païawa… Des gens âgés lui fourniraient peut-être des explications – à condition qu’il réussisse à mettre la main sur eux. Comment les identifierait-il alors que tous les adultes paraissaient avoir le même âge ? Les jeunes étaient très rares. Il en avait rencontré tout au plus trois alors que leurs aînés étaient au nombre de plusieurs centaines. C’était la même chose pour les animaux, pour les oiseaux (dont quelques-uns avaient un aspect assez insolite) : il n’en avait guère remarqué qu’une demi-douzaine qui fussent en bas âge.
Mais la rareté des naissances était compensée par l’inexistence de la mort. Il n’avait vu que trois animaux morts, deux d’entre eux tués accidentellement, le troisième à la suite d’un combat pour la possession d’une femelle. Et même dans ce dernier cas, c’était encore un accident : le mâle vaincu, une espèce d’antilope jaune citron, dotée de quatre cornes incurvées en forme de huit, avait pris la fuite et s’était rompu le cou en sautant par-dessus un tronc.
Sa carcasse n’avait pas eu le temps de se putréfier : une troupe de petits animaux omniprésents qui ressemblaient à des renards bipèdes au museau blanc, aux longues oreilles flasques de basset et aux pattes de ouistiti l’avaient dévorée en l’espace d’une heure. Ces pseudo-renards sillonnaient la jungle et faisaient tout disparaître : fruits noix, baies ou charognes. Ils aimaient ce qui avait un goût de pourriture. Ils dédaignaient les fruits qui n’étaient pas gâtés. Mais il n’y avait pas de fausses notes dans cette symphonie de beauté et de vie. Même au Jardin d’Éden, il faut bien qu’il y ait des éboueurs.
Parfois, Wolff se perdait dans la contemplation des cimes bleutées et enneigées de la montagne qui se dressait au-delà d’Okeanos. Thayaphayawoed était son nom. Peut-être le Seigneur résidait-il à son faîte. Cela vaudrait sans doute la peine de franchir cette mer et de gravir ces pentes formidables dans l’espoir d’élucider une partie du mystère que recelait cet univers. Mais quand il tenta d’évaluer l’altitude de ces pics, il se dit que c’était une entreprise impraticable. La sombre muraille s’élevait à perte de vue dans le ciel et l’on était pris de vertige à sa vue. Nul ne pouvait vivre sur de tels sommets où l’air devait manquer.